Pour continuer la réflexion sur le franchissement des limites matérielles et symboliques qui nous freinent, arrêtons-nous sur la question de la réussite. Que met-on derrière ce terme ? Comment faudrait-il l’investir ? Alors réussir sa vie ou sa carrière? Voici le premier volet d'une réflexion en deux temps.
« Il a fallu [...] remettre en cause le principe d’ascension sociale si on peut dire, dans le sens où changer de voie, c’est repartir de zéro là où continuer t’apporte le confort de l’expérience acquise. Probablement un soupçon de facilité aussi. »
Denis, entretien Franchir sur la ligne, newsletter 4
Qu’est-ce que la réussite? Faut-il toujours “gravir des échelons”? Et la vie dans tout ça? Ce sont surtout des interrogations qui constituent ce texte. Chaque article de cette newsletter étant un petit maillon d’une chaîne de discussion que je voudrais ouvrir largement en y associant ceux d’entre vous qui le souhaitent : soit en apportant leur témoignage, soit en réagissant à des bribes de textes que je leur soumettrai, ou les deux bien sûr.
Un GRAND MERCI à Catherine (cadre marketing, puis enseignante, retraitée depuis une bonne année), Denis (en reconversion dans la voile, vous avez fait sa connaissance dans la newsletter précédente) et Paul (peintre-créateur, élu local) qui ont bien voulu contribuer à l’enrichissement de ces lignes.
Merci à Isabelle pour ses remarques et sa relecture.
Note de méthode :
Vous trouverez maintenant au fil des différents envois des citations longues, car il me semble crucial de revenir aux textes. Dans les articles scientifiques, il est fréquent de lire par exemple : en se fondant sur la notion de truc (Machin, 2010), on peut estimer que tructruc est un totem circulant (Chose, 1993)… on conclura donc que le totem disparaît (Machin-Chose, 2018).
Et les références aussi… Les citations n’ont pas/plus lieu d’être dans les articles scientifiques car l’évocation d’un nom et d’une date sert d’étiquette à un commun référentiel. Or, je suis persuadée qu’on ne lit plus vraiment les textes et qu’à force, on ne sait même plus ce qu’on cite. Quoi, Truc, 2010 ? Oui, des étiquettes agitées comme des doudous ou des épouvantails. Donc, revenons aux textes et aux références de manière plus stricte : citons vraiment. C’est ce que je vais essayer de faire au fil de l’eau, quitte à ce que chaque étape du chemin entamé avec cette newsletter soit un peu longue. Libre à vous de passer les citations, d’en préférer et d’en suggérer d’autres. Je reste convaincue qu’on ne pense bien ensemble que si l’on est d’accord sur les références mobilisées. Cela amène une autre question qui est celle des lieux communs, que je vous propose d’aborder plus tard. En attendant, je me permets de me citer (écriture circulaire :-)) : si le lieu commun est un passage obligé [pour établir une connivence avec des lecteurs au XVIIIe siècle, mais pas uniquement], il est également un lieu de débat1.
Entamons maintenant la discussion avec une facilité d’écriture : une anecdote semi-fictionnelle (notre manière actuelle de mobiliser l’attention par un partage d’expérience plus ou moins retravaillé, voire par un agrégat d’expériences présenté comme un événement unique pour accroître son potentiel message). De nombreux articles utilisent cet artifice, jusqu’à ce que les manies tribales des écrivaillons changent pour suivre la prochaine mode.
Il y a quelques semaines, dans une discussion de café du commerce, un homme de 70 ans environ, disait sur le ton de la colère : « j’ai travaillé honnêtement toute ma vie ». Oui, et il n’est pas le seul, y compris chez les saltimbanques de l’écriture : nous ne volons pas l’argent dont nous disposons. Il ne me visait pas particulièrement puisqu’il devait penser que je lui ressemble un peu pour s’épancher ainsi. Non, il visait les « assistés », les « profiteurs ». Des notions qui recouvrent une réalité qui n’est pas souvent celle que l’on croit. Les profiteurs les plus patents étant les personnes et les grandes entreprises avec suffisamment de moyens pour bénéficier des services d’avocats fiscalistes leur permettant d’échapper à une bonne part de l’impôt. Car, qu’on l’admette ou non, les niches fiscales sont aussi des aides. Mais les mondes sociaux sont ainsi faits : on ne croit vrai que ce qu’on a sous les yeux. Il est plus facile de taper sur son voisin pauvre que sur des nantis inaccessibles géographiquement et socialement.
Revenons à cet homme. Il croyait énoncer un principe moral intangible : il avait gagné sa vie. Sa satisfaction était de pouvoir dire qu’il était passé par là. Certains opinaient : oui, eux aussi étaient des « honnêtes gens ». Ils s’auto-congratulaient. Ils étaient tous du même bord. Voici la fonction première du lieu commun : rassembler, faire corps. Mais de quoi parle-t-on ? Quelle est cette satisfaction issue d’une insatisfaction au long cours. Comme Catherine le souligne :
Pourquoi dire qu’on a été honnête ? Le terme « satisfaction » me gêne… n'est-ce pas plutôt de l'aigreur ? Je ne suis pas sûre qu'il y ait une satisfaction réelle mais plutôt une expression de quelque chose qu’on voudrait faire passer pour de la satisfaction.
Vu de l’extérieur, ce petit monsieur semblait à l’aise financièrement. Alors, si on accepte de le croire : oui, il a travaillé toute sa vie et sans doute dirait-il qu’il a réussi. Combien de retraités se cachent derrière cette idée qu’ils ont été de bons travailleurs pour justifier leur existence sans trop de relief une fois à la retraite. Ils n’ont pas fait tout ce qu’ils voulaient ? Ou du moins pas ce qui était peut-être le plus important à leurs yeux ? Oui, mais il fallait travailler. Entre poursuivre ses aspirations et payer ses factures, il fallait choisir. Je ne peux pas leur jeter la pierre, seulement regretter l’effet troupeau. Il faut bien travailler. Il faut bien avoir un toit sur la tête. Il faut bien s’occuper de ses gosses… Et on se cache ainsi de paravent social en paravent social pour réprimer ses envies profondes en se disant qu’on ne fait pas mieux, mais pas moins bien que les autres. C’est ce que semblait affirmer cet homme derrière ses éructations péremptoires. Lui, il avait réussi, il avait « gagné » sa retraite : il pouvait juger les autres, les « feignants »…
Catherine : le fait d'aller "jusqu'à la retraite" est une réussite parce qu'il n'est pas mort avant? Mon vécu (qui vaut ce qu'il vaut) est que ma réussite est d'être en retraite (enfin quand je ne suis pas trop fatiguée 😊), mais pas d'avoir mené à son terme un job tout pourri de prof de lycée.
D’un strict point de vue extérieur, cet homme a répondu à ce que lui demandait la société. Il a gagné sa vie : il a fait le job. Mais l’intérêt de la vie dans tout ça ? Et la relation aux autres ? Il vit seul, semble avoir peu d’amis, ne voit pas souvent ses enfants. Ses conversations sont limitées. En tout cas avec moi. Il est vrai que c’est un monsieur que je croise peu. Pour vous le situer rapidement, c’est une sorte de voisin. Pas vraiment un personnage inventé, plutôt une concrétion de différents personnages que j’ai pu croiser dans ma famille (réduite) et mes différents voisinages au fil des déménagements successifs. Autre truc de l’écrivaillon : dresser un portrait-type.
Pour résumer, ce type tout gris, pas aimable, jamais curieux des autres, plutôt méfiant et fuyant (un drôle d’animal, mais je suis certaine que vous en connaissez), peut-on dire qu’il a réussi ? Son conseiller dans son agence bancaire ou son notaire lui tiennent peut-être la porte et lui parlent avec une politesse obséquieuse, et alors ? Il est un vieux monsieur « bien comme il faut ». Sans doute ! Mais pour ce qui est de la belle vie, je pense qu’on peut repasser.
Cependant, et c’est tout le mystère, il peut dire qu’il a « réussi », selon les normes imposées aux petites classes moyennes : travailler en attendant les vacances, ne pas compter sur des salaires mirobolants mais s’en contenter en se disant qu’on a de la chance si on est en CDI, élever ses enfants en leur expliquant que l’école est un ascenseur social (j’ai, moi aussi, été élevée dans cette croyance naïve), partir un peu en vacances, consommer comme ses voisins et la grande masse des gens, ne pas avoir trop peur du lendemain, bref, être dans les moyennes, en permanence.
Catherine : a -t-il vraiment dit qu’il avait réussi ?
Je reconnais ne pas avoir le souvenir de ce terme exact dans sa bouche. Mais, à mes yeux en tout cas, tout dans son comportement l’affirme : il a l’assurance des gens qui ont leur place parce qu’ils ont bien sué pour l’avoir.
Oui, mais… Peut-on se satisfaire de cela ? Je veux imaginer, sous la surface rigide, une personne qui, un jour, ne serait-ce qu’un seul, s’est demandé ce qu’il ferait s’il remisait son costume de monsieur « bien comme il faut », « d’employé modèle », de « père de famille responsable », de « voisin sans histoire ». Sans doute s’est-il autorisé quelques pas de côté : il a peut-être trompé sa femme, fait du saut à l’élastique ou rencontré les patrons de la boite d’en face le temps d’un frisson, le temps d’imaginer une seconde qu’il allait claquer la porte… Ce personnage ne serait sans doute pas d’accord avec moi. Il doit penser qu’il a profité de la vie du mieux qu’il pouvait : avec modération. Il a peut-être participé à quelques voyages organisés, acheté un bateau, ou une résidence secondaire, râlé dans les embouteillages le dimanche soir en rêvant à la retraite...
Avec mes propres lunettes, je dirais qu’il a vécu contraint une bonne partie de sa vie, rongeant son frein, parce que la vie, eh bien ce serait ça : un monde gris en permanence, un monde de petites opportunités dont il fallait se contenter parce que la vie, eh bien ce serait ça : en baver… Beau programme ! Et qui donne envie de grandir. Et Catherine d’ajouter: de partir !
Alors oui, notre monsieur « tout le monde » a « travaillé honnêtement toute [sa] vie » et ça ne lui a pas réussi. Non pas qu’il faille se passer d’honnêteté, loin de là, mais se passer de Vivre, voilà qui est un souci et pourtant le lot de beaucoup de gens.
Vivre, qu’est-ce au juste ? J’entends ce personnage comme s’il lisait derrière mon dos : « encore des grandes phrases d’intellos, faut arrêter le cinoche ». Justement, parlons de faits. Car Vivre, c’est poser des actes.
Réussir ? Non merci !
Mais Vivre, être libre, avoir les yeux grand ouverts, accueillir l’inattendu, lui avoir ménagé de la place…
Qu’est-ce que la belle vie sinon vivre sereinement, en ayant la possibilité de saisir les opportunités inattendues qui se présentent et d’en dérouler le fil ?
Comment en parleriez-vous ?
Paul : Réussir n’est pas un but , c’est un constat a posteriori, une synthèse que l’on fait, et de se dire « sans doute je n’aurais pas fait autrement » Le hasard prend sa place plus vite que nos décisions.
Le hasard de nos rencontres surtout, des chemins dans lesquels on se perd. Ce hasard décide en grande partie de nos choix. Ce que nous maîtrisons est de choisir au début de notre chemin si l’on part vers le nord ou le sud. Pour le reste, la vie nous emporte et notre savoir faire ou savoir être est notre faculté à nous adapter ou improviser face aux évènements. Réussir dans ce cas serait d’être résiliant face aux difficultés, tenter au mieux de ne rien lâcher et poursuivre ce que l’on a commencé pour voir ce qu’il y a au bout de ce chemin.
Être attentif aux bifurcations possibles. Non pas avancer le nez au vent sans boussole, mais accepter d’être bousculé, transformé. Voilà sans doute l’une des manières les plus intéressantes de vivre sa vie. Il est dangereux de suivre la route qui passe devant sa maison, pour citer de mémoire des bribes du Hobbit de Tolkien. Mais c’est aussi irrésistible, une fois qu’on a goûté au(x) l(m)arge(s).
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