Franchir la ligne avec Denis

Voici le premier volet d'une série d'entretiens et de textes sur les limites qui nous pèsent et sur leur dépassement. Derrière la variété des itinéraires, ce sont souvent les mêmes questions qui seront soulevées : comment s'orienter, quelles sont les barrières à franchir, comment avoir plus de temps pour soi, peut-on "appartenir" et être libre?

La belle vie!
9 min ⋅ 21/06/2023

Que veut dire concrètement s’offrir la belle vie ? Comment y parvenir ? Est-ce vraiment une question de personnalité et/ou de chance ? Changer pour une belle vie, est-ce réussir ? Qu’est-ce que la réussite ? Quels seraient les critères de la réussite à l’aune du bonheur individuel ? Et la liberté dans tout ça ?

Voilà tout un fatras de concepts à éclaircir à partir d’expériences de vie. C’est le voyage que je vous propose d’entamer. Il ne sera pas suivi de manière linéaire. D’autres sujets pourront s’intercaler, mais ce thème du changement de cap, du franchissement d’une ligne que nous pourrions définir comme une limite symbolique mais non sans impact sur notre quotidien sera au cœur de cette newsletter pendant un bon moment. Comment bien définir cette limite, cette frontière ou plutôt ces bornes sociales qui balisent notre itinéraire de vie, le définissent et nous assignent une place dans la société, en particulier dans le monde du travail ?

C’est en effet le rapport au travail qui va surtout nous préoccuper tout au long de ces échanges avec des personnes bien réelles, qui ont décidé ou ont été propulsées de l’autre côté d’une ligne qu’elles ne pensaient pas forcément franchir, mais qui leur pesait de plus en plus. Pas de témoignages spectaculaires à venir. Pas de focus sur des personnes qui nous feraient saliver (lèche-écran numérique) avec des vies idéalisées, des images travaillées et des textes accrocheurs. Non, il n’est pas question de se laisser impressionner par des « modèles » ou peut-être des modes de dépassement qui, pour être radicaux (au moins dans l’image qui en est donnée), sont rares et réservés à quelques-uns. Changer de vie ne signifie pas forcément partir en pédalo aux Açores pour vivre de l’air du temps (parce qu’on a de gros sponsors ou une famille aisée) ou devenir trapéziste dans un cirque itinérant. Aussi sympathiques qu’ils puissent paraître, ces exemples contribuent à fixer les gens ordinaires, dont je suis, dans des carcans qu’ils n’ont pas choisis, à commencer par celui de la « valeur travail »… Ah, la valeur travail ! Nous y reviendrons souvent.

Mais intéressons-nous d’abord à l’insatisfaction et au constat de cette insatisfaction qui donne le courage de faire autrement. Car, tous les jours, des personnes sautent le pas. Elles franchissent cette ligne. Non pas un Rubicon déchaîné, mais cette fine démarcation, parfois si fine qu’elle en est invisible, entre quotidien subi et contraint de toutes parts, et la vie au grand air de la liberté conquise. Entre le tunnel et la clé des champs, que choisissez-vous ? Formulé ainsi, cela paraît simple. Dans les faits, ça n’est pas toujours beaucoup plus compliqué, une fois la pression sociale (et ce que nous nous mettons nous-mêmes sur le dos) mise à distance.

Vous sentez-vous attachés, les mains liées, à un boulot ? Votre manière de vivre est-elle en contradiction avec vos valeurs ? Quelles sont vos stratégies pour résoudre l’équation ?Si vous êtes en réflexion depuis un moment, voici un premier exemple inspirant.

Quand mon petit navire est parti la première fois au chantier, il a eu pour voisin un Arpège démâté, en pleine reconstruction plastique : Jeff. Son marin lui ravalait la façade, enfin une partie du pont (le roof ou toit en anglais : au-dessus du carré). Au fil des discussions depuis nos ponts respectifs, j’ai découvert une personne en pleine ébullition. Un individu qui bouillait sous sa bâche, au propre comme au figuré (il faisait chaud dans le sud Morbihan à l’automne dernier). Comment ça, on veut lâcher son boulot pour vivre sur l’eau de sa passion ? Voilà qui est intéressant. J’ai eu envie d’en savoir plus.

Comment passer de la rêverie à la réalité, comment vivre autrement pour vivre mieux : voici le témoignage de Denis, 45 ans, architecte informatique, qui entame une reconversion dans la voile.

Je me présente souvent comme quelqu’un qui cherche à donner du sens au temps. Et toi, comment veux-tu te présenter ?

Par analogie avec ta présentation je dirais que je suis quelqu’un qui trouve que nous n’avons pas assez de temps pour soi. Éternel étudiant dans l’âme, avide de connaissance, j’aimerais ne faire qu’apprendre et bien sûr transmettre, car j’aime partager ce que je sais mais dans la société actuelle, ce n’est pas possible. Une fois un ensemble de connaissances acquis, il faut l’exploiter pour gagner de l’argent, pour vivre, de fait si tu veux acquérir d’autres connaissances, c’est sur ton temps « libre ». C’est pourquoi je dis que nous n’avons pas assez de temps et ça fait de moi finalement un éternel insatisfait.

Comment qualifierais-tu le virage que tu es en train de prendre ?

Je travaille dans l’informatique, c’est facile de trouver du travail dans ce domaine. Pendant longtemps j’ai été indépendant pour pouvoir choisir mes missions, découvrir différentes sociétés et partir sans trop de complications mais il y a des contraintes à être indépendant, par exemple il y a certaines responsabilités que tu ne peux pas prendre. Cela fait 3 ans et demi que je suis salarié, un statut différent qui m’a permis d’avoir d’autres postes et mener d’autres actions mais là encore il y a des contraintes que certaines personnes prennent un malin plaisir à t’imposer. Du coup je qualifierais le virage comme la fin d’un cycle, je suis arrivé au bout de ce que peut me proposer ce domaine de compétences, j’ai tenté plusieurs options et au final j’en arrivais toujours à ne pas être satisfait de ma situation.

Pourquoi étais-tu insatisfait ?

Mon travail me prenait beaucoup trop de temps, je n’arrivais plus à allier les activités extra professionnelles et mon boulot. J’aimais bien mon travail, j’ai créé mon poste et mon équipe de toutes pièces, mais je n’ai jamais autant travaillé que ces trois dernières années. Sans vraiment m’en apercevoir, j’étais entré dans un cercle vicieux d’autosatisfaction du travail bien fait et pour qu’il le soit, tant pis s’il fallait y passer des heures, soir et week-end compris. Moi qui depuis la fin de mes études avait toujours considéré le travail comme un moyen de gagner de l’argent pour profiter des « à côté » de la vie, j’en étais réduit à ne vivre que par mon travail.

Pourquoi pensais-tu que le travail était « forcément » une « corvée »?

J’ai fait un doctorat, j’ai été payé pour être étudiant, j’aurais bien fait ça toute ma vie. On devrait pouvoir mener sa vie comme bon nous semble, tantôt un travailleur acharné qui apporte sa pierre à l’édifice pour le bien commun, tantôt un poète maudit qui n’en apporte pas moins au monde. La société ne nous permet pas ça, elle nous oblige à travailler ne serait ce que pour survivre. On donne beaucoup de sa personne par son travail pour un rendu bien maigre, un salaire (et encore j’ai pas à me plaindre) et pas toujours (souvent) une satisfaction. Ça devrait être l’inverse, la société devrait nous donner ce dont on a besoin et on lui rendrait au centuple, librement, sans rechigner, ni même s’en rendre compte. Donc oui clairement je pense que le travail pour 99 % des gens est une corvée, car le fait de travailler n’est pas un choix, c’est une obligation.

Depuis quand réfléchis-tu à ton changement de vie ?

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La belle vie!

La belle vie!

Par Alexandra Borsari

Écrivaine de fiction et non-fiction. Militante pour un congé citoyen et la Skholè pour tous : avoir du temps pour soi, en particulier pour les activités culturelles, ne devrait pas être un luxe réservé à de rares élus. Nomade sur les routes d'avril 2017 à début 2023, je vis maintenant sur l'eau dans un petit voilier. Apprentissage de la navigation en cours pour repartir en itinérance, au moins une partie de l'année.

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